J'ai commencé cette série d'autoportraits après une longue pause forcée pour soigner un cancer du sein génétique. Je ne voulais pas peindre sur la maladie. Je suis seulement remontée dans mon atelier. Je m'y sentais perdue. J'avais peur de reprendre.
Alors doucement, comme on se réapproprie un espace, j'ai ressorti mon miroir pour peindre ma tête. Comme je le faisais avant. Dans ce miroir de l'atelier, je m'observe un moment avec mes yeux d'en bas, puis mon regard bascule.
Le charme opère à nouveau. Mon miroir a conservé intact son pouvoir, non celui de m'y voir la plus belle des femmes du royaume, mais celui de ne plus m'y voir justement. Je n'y suis ni belle, ni laide, ni malade, ni triste, ni gaie. Je ne suis qu'un tableau à peindre.
L'enchantement se produit à l'instant où j'entrevois un moyen de comprendre et d'attraper ce visage par la peinture. Commence alors une lutte ensorcelante pour atteindre ce but insaisissable. Mais l'espoir de ce tableau, par l'action de le peindre, m'apaise et me rassure. Un peu comme un enfant qui après une grosse douleur trouve l’accalmie dans les bras maternels. Peindre a toujours eu pour moi une vertu consolatrice, comme pour l'enfant les bras d’une mère.
Je reste des heures, des journées, enfermée dans cet atelier. La pensée anesthésiée par la musique pour me concentrer sur une seule chose : comment peindre cette gueule qui est devant moi, comment faire vibrer la matière pour la rendre vivante ? En chef d'orchestre je dirige mon pinceau : “Plus blanche la lumière, plus jaune. Plus grand ici, non trop grand. Plus noir. Plus doux…”
J'ordonne. Le pinceau exécute. Il traduit ce que je vois avec de la peinture. Et pendant un moment, je m'enivre de croire qu'il m'obéit.
Mais le recul est vertigineux.
Quel est ce traître ? Je lui ordonne de peindre ce que je vois et surgit de la toile autre chose. J'enrage contre moi-même et me demande toujours, comment j'ai pu faire ça avec ce qu'il y avait dans mon miroir. Je ne me reconnais pas physiquement. Je suis en face de “moi” qui n'est pas moi.
Serait-il possible que, en cherchant à exécuter ce qui est sous mes yeux, le pinceau fasse émerger quelque chose qui n'était pas visible ? Comme s’il révélait un mystère plus profond qui ne pourrait faire surface que par l'exercice de peindre ce qu'on voit. Regarder ne serait alors pas suffisant, il faudrait peindre pour voir.
En croyant me peindre, je ne peins en réalité que ce que je ressens. Précisément, ce que je ressens au moment où je peins le tableau, et ce, presque malgré moi. Au fond, on ne peint peut-être que ce que l'on est. Ce serait alors ça le vertige du recul : découvrir qui on est, ce qu’on ressent profondément de soi et de son rapport à la vie.
Malgré ma volonté première, ces autoportraits expriment sans doute un peu de ce que j'ai ressenti du cancer. Ou plutôt, après le combat, l'état dans lequel il m'a laissée face au monde. Il a déclenché une avalanche de questions sur la vie, la mort, la maladie, la société dans laquelle je vis, la beauté…
Il a provoqué en moi une bousculade d'incompréhension et de trop de compréhension aussi. Il a fini par former une bombe qui a explosé dans mon cerveau. BOUM !
J'observe les parties éparses de mon corps. Petit à petit, avec mes tableaux, je refais le puzzle de moi-même, avec comme seule notice mon code-barres médical. Cette série d’autoportraits correspond-elle à un besoin de réintégrer, d’unifier mon être et de m’assurer de sa consistance ? Si je peux me peindre, c'est que je suis visible, tangible, donc réelle. J'existe parce que je peux me peindre.
Bénédicte Pontet